La géopolitique se réinvite sournoisement sur les marchés

Date: 11 octobre, 2018 - Blog

« Ankara et son irascible sultan

méritent toute notre attention »

Pour G. Friedman (fondateur et propriétaire de Stratfor), «La Turquie n’a jamais été vraiment stable, mais sa place dans le monde était fixe». En effet, Ataturk a en son temps adopté l’idéologie occidentale et a transformé le pays en une démocratie fondée sur la laïcité. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie s’est définitivement ancrée dans le bloc occidental, suite à une tentative de déstabilisation de… l’Union soviétique. Erdogan est le chef de file de la Turquie moderne. Il a fondé l’AKP en 2001, qui est devenu le principal parti politique au Parlement en 2002 déjà! En tant que Premier Ministre, puis Président, il règne sur le pays sans partage. À l’exception de 2009, sa politique économique s’est révélée remarquablement fructueuse en termes de croissance (plus de 5% en moyenne).

Cette longue prospérité, qui contraste avec les voisins de la région, a permis au pays de devenir un pouvoir régional de référence. Mais un changement, progressif et profond, s’est engagé depuis des années. Le fondement de l’ancrage de la Turquie à l’Occident a été miné par l’effondrement de l’Union soviétique, par l’impossibilité de rejoindre l’Union européenne et par l’aventurisme militaire américain dans la région (campagne Desert Storm). La Turquie a également été déchirée en 2017 lorsque le Qatar et l’Arabie Saoudite se sont affrontés. En soutenant Doha, Ankara a distendu ses liens avec Riyad et a contribué à la fragmentation du front sunnite. Plus récemment, les facteurs internes ont ajouté aux problèmes. La question de la religion a refait surface.

Le gouvernement, de plus en plus islamiste, ne convient pas à l’armée, garante de la laïcité. La tentation des généraux d’interférer dans la politique est en hausse (cf. le coup militaire de 2016). La question kurde est devenue critique et conflictuelle. Dernièrement, la croissance en baisse, l’inflation débridée et le népotisme ont attisé les pressions. Le secteur des entreprises, fortement endetté en USD, dépend largement des cours et des flux des devises et capitaux étrangers. La confiance s’est érodée brutalement. Les graves frictions américano-turques ne sont pas une nouveauté (crise des missiles cubains en 1962, occupation de Chypre en 1974, guerre en Irak en 2003). Mais une sortie du camp occidental de la Turquie provoquerait un choc massif. La situation géographique du pays, aux confins de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient est déterminante. Il pourrait fournir à la Russie un accès direct à la mer Méditerranée. Il ôterait aux États-Unis leur facilité d’accès stratégique / militaire à la région. Le traité de l’OTAN ne prévoit aucun mécanisme pour un divorce souple, pour de bonnes raisons. L’Europe serait confrontée à de graves dommages collatéraux.

D’abord et avant tout, les réfugiés / immigrants, qui sont maintenant bloqués en Turquie, risquent d’affluer. La Grèce deviendrait encore plus fragile qu’elle ne l’est actuellement. La fragilité du modèle économique de la Turquie s’accommode mal de l’intransigeance de Erdogan. Ses multiples renversements d’alliance réduisent les alternatives pour trouver un soutien stratégique. Ce n’est pas tant l’implosion du marché, voire de l’économie de la Turquie qui sont préoccupants. Sa sortie du camp occidental, par contre, aurait des conséquences incalculables. La Turquie est une épée de Damoclès sur la monnaie et les actifs financier européens, sans parler de son système bancaire. Le soutien du Qatar est politiquement, financièrement et géopolitiquement insuffisant pour arrêter la crise. La hausse des taux directeurs de la banque nationale turque, une bonne nouvelle en soi, n’offrira qu’un répit temporaire. D’ordinaire, la géopolitique n’influence que temporairement l’économie et les marchés. Ils s’accommodent d’ailleurs plutôt bien du marasme des pays émergents. A l’approche des élections de midterm américaines et au vu du brasier Proche oriental (incluant l’Iran), la construction de portefeuilles doit toutefois continuer d’intégrer une allocation «significative» en véhicules d’investissement décorrélés / de couverture.